mercredi 5 août 2015

Des gothiques et des satanistes

En entendant ce matin à la radio que les deux jeunes soupçonnés de dégradations sur un certain nombre de tombes en Lorraine se prétendaient "gothiques" [1], je n'ai pas pu rester sans réagir. Parmi les chefs d'accusation se trouvait l'acte de renverser des croix et d'inscrire le nombre du Diable "666" sur les tombes. Ma première réaction fut de m'exclamer "Dans ce cas, non ! Ces jeunes ne sont pas gothiques, mais satanistes ! Cela n'a rien à voir !" Et pour cause, si les goths portent classiquement des croix, la croix renversée, elle, est l'emblème des satanistes.

Vous vous demandez sans doute sur quoi je m'appuie pour affirmer cela : tout simplement sur mon expérience... de gothique ! Cette tranche de vie, qui s'est étalée sur une petite dizaine d'années à partir de mes 13-14 ans, m'a donné l'occasion de croiser toutes sortes d'énergumènes qui se réclamaient de telle ou telle mouvance ; parmi eux, divers goths et un sataniste ! A cet âge-là, être ou devenir gothique (ou même naître gothique, comme je le soutenais énergiquement à mes parents) est avant tout un moyen de se définir une identité culturelle et spirituelle ; s'habiller autrement marque une volonté de s'affranchir des codes vestimentaires véhiculés par les familles et la société en général, et pour les satanistes jouer avec les symboles sacrés est une provocation, non pas à l'égard des hommes, mais à l'égard de Dieu !

A l'époque (pas si lointaine) où j'étais ado, la différence entre goths et satos était clairement définie. Alors que beaucoup de gothiques se déclaraient athées ou irréligieux, les satanistes vouaient un culte - plus souvent fantasmé que réel - au Diable, en s'appuyant sur des symboles hérités du folklore ésotérique et religieux : croix renversée, pentagramme, nombre du Diable, etc. Ce culte consistait en théorie en un détournement ou pastiche des cérémonies religieuses. Ainsi, l'eau bénite devenait de l'eau croupie ou sale, les prières étaient récitées à l'envers (un peu comme les disques de rock), un animal ou un humain était sacrifié, l'autel servait de support à des activités sexuelles etc. En un mot, la messe chrétienne devenait messe noire. [2] Une parenthèse à ce sujet : les messes noires sont une source prodigieuse de fantasmes et de rumeurs chez les jeunes, et il convient d'en dire deux mots, car chez les satanistes, on en parle beaucoup mais en pratique on en fait aussi souvent que des petits-dej avec Nessy*. Les premiers écrits mentionnant les messes noires datent du XIIIe siècle mais celles-ci ont été rendues tristement célèbres le siècle suivant par Gilles de Rais [3] - par ailleurs compagnon d'armes de Jeanne d'Arc - dont la cruauté en fit une source d'inspiration populaire pour le personnage de Barbe-Bleue. Cet homme finit brûlé pour avoir perpétré un nombre important d'orgies et de messes noires, durant lesquelles il violait et sacrifiait de jeunes enfants en l'honneur du Diable ; des os d'enfants aurait d'ailleurs été retrouvés enterrés sur ses terres. Notons au passage que parmi les chefs d'accusation se trouvaient également des actes "contre-nature" (la sodomie) et l'alchimie, ce qui à cette époque suffisait déjà amplement à finir au bûcher. En bref, si Gilles de Rais n'était sans doute qu'un esprit détraqué marqué par la violence et la débauche, je doute que beaucoup de messes noires telles que les décrit sa légende aient été pratiquées jusqu'à nos jours.

Quand j'étais ado, être sataniste se réduisait donc à porter la croix renversée, réciter les prières chrétiennes à l'envers, (essayer d') invoquer des démons à l'aide de bougies et de pentagrammes tracés à la craie et crier sa rage contre Dieu ou l'Eglise. Ceux qui m'ont affirmé avoir pratiqué des messes noires ne sont vite avérés de la même trempe que les adorateurs de la sardine qui un temps - on s'en rappelle - avait bouché le port de Marseille ! Leurs messes noires se résumaient à des séances de spiritisme plus ou moins abouties. Le jour où l'on m'a invitée à participer à l'une d'elles, j'ai bien évidemment sauté sur l'occasion, alléchée par le titre ronflant ; mais sur place j'ai pu constater non seulement qu'il s'agissait simplement d'invoquer des démons, mais qu'en plus ils comptaient sur moi pour me placer au centre du cercle et réciter les formules (i.e. prendre tous les risques) sous prétexte que j'étais goth, et surtout qu'ils attendaient de moi que je congédie le démon proprement après la cérémonie - au cas où ce dernier serait tenté de venir chatouiller les inconscients qui avaient osé le déranger pendant son sommeil. Ne croyant pas aux esprits, je n'ai pas pu m'empêcher de demander : "Mais pourquoi le congédier ? Ce ne serait pas plus marrant de le laisser en liberté, vous avez peur de quoi ?" J'ai clairement lu dans les regards un mélange de gêne, d'incrédulité et de crainte. Mouais... J'étais donc en présence de satos trouillards ou superstitieux, autrement dit d'imposteurs !

Par la suite, dans la vingtaine, j'ai rencontré un garçon qui se définissait comme sataniste ; je me suis même inspirée de lui pour l'un de mes récits. Très honnêtement, rien dans son comportement ne reflétait la violence ou l'illégalité ; on étudiait ensemble, on faisait des soirées ensemble, on pestait contre les pions obtus qui nous faisaient retirer les clous et les bagues à l'entrée en classe, on parlait musique, littérature, cinéma en engloutissant de gros sandwichs. Rien de bien méchant à première vue, mais que dis-je ? Peut-être cachait-il bien son jeu ? Ou peut-être étais-je tombée sur un spécimen particulièrement rare de satos peace & love, qui sait ?

Pour ma part, j'étais résolument gothique. Présenté comme ça, cela ne veut pas dire grand chose car les mouvances goths, officielles ou non, sont aussi nombreuses que les sous-catégories "rock" à la Fnac (vous savez, vous êtes persuadé de trouver votre groupe préféré dans le rayon "métal" et vous le cherchez désespérément jusqu'à ce qu'un vendeur lève les yeux au ciel et vous redirige avec un soupir blasé du côté "rock alternatif"). Chez les gothiques, c'est à peu près la même chose, chacun se revendique d'une inspiration différente : les pin-up, les lolitas (très en vogue en Asie), les romantiques, les vinyl/latex, les clous/os/chaînes, les vampires, les sorcières, les aristos décadents... Au niveau des couleurs, si le noir demeure la dominante, certains ajoutent à l'envie du blanc, du violet (couleur cultuelle dans nombre de traditions, et associée à la magie), du rouge (sang ou autre), du rose (courant chez les lolitas)... Ajoutez à cela tous ceux qui pour le commun des mortels ressemblent de près ou de loin à des goths, métalleux, punk en tous genres et vous aurez une idée du mic-mac, qui pourrait se résumer à une histoire de style vestimentaire et musical. Néanmoins, celui qui creuse un peu trouvera des racines littéraires et spirituelles assez profondes, même si je reconnais que pour certains goths, l'idée générale se limite à s'habiller différemment.

Je me suis rapprochée des romantiques, de ceux qui aiment, en vrac : la poésie (surtout les poètes maudits), la littérature noire, diverses musiques que je ne me risquerais pas à catégoriser, la dentelle et le velours, les gants de satin, les chapeaux anciens, les longues chevelures soyeuses, les voiles de veuve, la lune, les vitraux, les bougies et la poussière, les araignées et croix en pendentif, les longues balades dans les cimetières, la mélancolie et le spleen... Je m'habillais de noir et de rouge bordeaux ; je gardais ma peau raisonnablement blanche et ma panoplie maquillage se composait d'un mascara et d'un khôl noirs, pour rehausser le regard, et d'un rouge à lèvres bordeaux, pour faire raccord avec les fringues. Sans oublier le classique vernis à ongles foncé ! Je n'allais pas plus loin dans l'excentricité, car je jugeais que toute caricature ne ferait que décrédibiliser la démarche. Mes références littéraires - que je conseille encore aujourd'hui - me portaient bien évidemment vers le roman noir ou roman gothique [4], mais aussi la poésie : Baudelaire (Les Fleurs du Mal, Le Spleen de Paris), Edgar Allan Poe ((Nouvelles) Histoires extraordinaires), Mary Shelley (Frankenstein), Bram Stoker (Dracula), Charles Robert Maturin (Melmoth), Matthew Gregory Lewis (Le Moine), et plus récemment Anne Rice (Entretien avec un Vampire). Quant au cinéma, je ne peux pas passer sous silence les chefs-d'oeuvre de Tim Burton [5] (Sweeney Todd, Edward aux mains d'argent, Alice, Les Noces Funèbres, etc.). De nature solitaire, je me suis trouvée à mon aise dans un univers où les gens se croisent, se remarquent mais ne se fréquentent pas beaucoup, où chacun invente ses propres codes et affiche ce qu'il souhaite afficher de lui. Bref, pas de quoi fouetter un chat. D'ailleurs, mon père ne s'y était pas trompé : après s'être d'abord alarmé contre ce qui lui apparaissait comme une secte, il s'était tranquillisé lorsque ses recherches internet lui ont renvoyé l'image d'un groupe de personnes qui lisaient de la poésie, parlaient de la mort, et se baladaient dans les cimetières habillés en noir.

Une partie de l'opinion publique va sans doute, dans les prochains jours, prendre fait et cause contre les jeunes un peu rebelles qui, au lieu de se raser la tête ou trouer leurs vêtements, décident de se faire remarquer en portant de la dentelle, du cuir et des clous. Le danger est réel, nous savons tous que l'uniformisation de l'individu (si possible rendu au préalable asexué) est le meilleur chemin vers l'épanouissement personnel et le développement de la créativité ; de même, il est de notoriété publique que toute personne sortant de la norme est promise à un avenir précaire et ponctué de décisions dévastatrices. Néanmoins, pour moi qui ai traversé une période gothique avec enthousiasme et profondeur, je ne peux que saluer cette culture qui a forgé une partie de mon identité et m'a aidée à identifier et exprimer mes convictions, à un âge où il est si difficile de s'affirmer.

Pour finir, je vous soumets une définition personnelle quoique partagée avec un certain nombre de gothiques plus âgés : le gogoth. Un gogoth est un être étrange, grégaire et facilement influençable, dont l'appartenance à la mouvance gothique est proportionnelle au nombre de symboles qu'il affiche sur ses vêtements ou sur son sac. Le gogoth se rencontre aux abords des collèges et lycées et il n'est pas rare d'en retrouver jusque sur les bancs de la fac ; néanmoins il est facilement reconnaissable à sa tendance à se déplacer en groupe, casque aux oreilles et New Rocks aux pieds. Ne cherchez pas à engager la conversation ! Le gogoth n'est pas méchant ; il est juste un peu immature, et il passera son chemin pour rester avec ses potes.
En somme, le gogoth est une pâle copie, une naïve caricature du goth avec qui, pour le coup, vous pourriez discuter !

*Nessy: l'un des surnoms du légendaire monstre du Loch Ness.

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